Focus
Pierre-Ambroise Richebourg, Salon de 1857, vue d'une salle, en 1857.
© Musée d’Orsay, Dist. GrandPalaisRmn / Alexis Brandt
Les premiers Salons artistiques en France, de l’édition de 1673 à la Révolution
Les premières expositions collectives et publiques d’art contemporain apparaissent en France au xviie siècle. Elles sont néanmoins précédées par deux traditions : les présentations d’œuvres lors de fêtes religieuses et celles qui sont organisées dans un but commercial lors de foires ou de marchés. Les occasions pour les artistes de montrer leur production en dehors des cercles aristocratiques ou d’un contexte liturgique sont alors rares. Le développement progressif des expositions à partir du xviie siècle s’explique à l’aune de l’évolution du statut de l’artiste et des conditions de création mais aussi de celle du rôle de ces manifestations autant artistiques que politiques, qui passent du domaine privé à la sphère publique.
Dès le xviie siècle existe une rivalité entre les artistes protégés par le roi et ceux réunis en corporation, assujettis à un règlement qui contrôle la formation, la production artistique et la vente des œuvres. Pour se soustraire à ce regroupement professionnel et contrer ses prérogatives, plusieurs artistes indépendants dont Charles Le Brun parviennent à proposer et à imposer une nouvelle figure de l’artiste : celle d’un intellectuel dont la pratique artistique relève des arts libéraux et non plus de l’artisanat. Sous l’impulsion du cardinal de Mazarin, Louis XIV crée l’Académie royale de peinture et de sculpture fin janvier 1648 sur le modèle de l’Academia di San Luca de Rome. Elle est dotée en 1663 de statuts par Jean-Baptiste Colbert et repose sur trois piliers : la formation des futurs artistes par l’étude et le dessin d’après le modèle vivant (dont elle détient le monopole), l’élaboration d’une doctrine esthétique et la présentation des œuvres des académiciens lors d’expositions publiques. Informelles dans les années 1660, ces dernières commencent à se structurer au début des années 1670 : l’édition de 1673 est ainsi accompagnée d’un livret explicatif précisant aux visiteurs le nom des artistes académiciens, qui sont seuls autorisés à y participer, et le titre des œuvres. Sur ce modèle, certaines académies de province organisent à leur tour des Salons, comme celles de Toulouse et de Marseille. D’abord montrées en plein air à Paris, les œuvres ont l’honneur des salles du palais du Louvre à partir de 1699.
Dès sa fondation, le Salon – qui ne prend ce nom qu’en 1725, année où il se déroule pour la première fois dans le Salon carré du Louvre – incarne la politique artistique des souverains et des gouvernements. Sous l’Ancien Régime, en hommage au roi, il ouvre le jour de la Saint-Louis (le 25 août). L’Académie et plus largement la monarchie tirent un grand prestige de cette manifestation populaire tout en gardant un contrôle de la production artistique et de la doctrine esthétique. Le Salon est ouvert gratuitement au public et fait la part belle à la peinture d’histoire, même si tous les genres sont représentés. D’abord irrégulier malgré le succès rencontré, il devient annuel entre 1737 et 1751 (à quelques exceptions près) puis biannuel entre 1753 et 1795. C’est également à partir de 1737 qu’un livret explicatif est systématiquement publié pour guider les visiteurs. L’ouverture de la « fête de l’Académie » à une audience plus large que celle précédemment acceptée suscite des réticences de la part des académiciens, qui s’accommodent mal de voir leurs peintures et sculptures commentées par un public autre que celui des amateurs, c’est-à-dire des initiés, collectionneurs et familiers des arts. La question de la légitimité à parler de l’art dans le cadre de débats publics se pose dès lors et est âprement discutée. Étienne La Font de Saint-Yenne, considéré comme le premier auteur de critique d’art, publie en 1747 ses Réflexions sur l'état de la peinture en France, qui donnent lieu à des débats par opuscules interposés entre les artistes et les critiques. En signe de protestation, les artistes refusèrent d’exposer certaines années, comme en 1749.
Devant le succès du Salon et la nécessité grandissante pour les artistes de montrer leurs œuvres à un public élargi, d’autres événements voient le jour. La seule autre exposition régulière de cette époque est celle dite « de la Jeunesse » qui se déroule chaque année le jour de la Fête-Dieu, en plein air, place Dauphine, pendant un ou deux jours. Elle est ouverte à tous les artistes (sans jury) et n’y figurent que des œuvres appartenant à des genres dits mineurs. Le peintre Jean Siméon Chardin y montre son célèbre tableau La Raie (1728), avant sa réception à l’Académie. Les artistes reçus avaient interdiction d’y participer afin de préserver l’image et la réputation du corps. Cependant, la plus grande régularité de cette manifestation (à un moment où le Salon n’est que biannuel) pousse certains à y exposer également, outrepassant les injonctions de l’Académie. L’Académie de Saint-Luc, sa rivale, est autorisée à organiser sept expositions entre 1751 et 1774, c’est-à-dire à peu près jusqu’au moment de sa suppression en 1776 par l’édit de Turgot mettant fin aux corporations. Face au succès des expositions publiques et dans le contexte d’un accroissement du collectionnisme, des entreprises artistiques et commerciales privées, dont l’accès est régulé par le paiement d’une contribution ou par un système d’introduction, émergent également à partir des années 1770. Elles mêlent présentation d’œuvres d’art et commerce (buvettes, etc.). Ce sont le Salon des Arts au Colisée en 1776 et le Salon de la correspondance de Pahin de La Blancherie. Face à la progressive démocratisation du Salon, certains souhaitent recréer des cercles d’élite, réservés à ceux qu’ils considèrent comme de véritables amateurs. Par ailleurs, la pratique déjà ancienne des artistes de montrer leurs œuvres à un public choisi dans leur atelier se perpétue, mais elle prend parfois un caractère contestataire novateur. Le peintre Jean-Baptiste Greuze, reçu comme peintre de genre et non comme peintre d’histoire à l’Académie en 1769, décide de boycotter le Salon et d’ouvrir régulièrement les portes de son atelier afin de faire connaître ses dernières créations. Ces événements organisés par les artistes eux-mêmes revêtent un aspect subversif, dès lors que leur accès est monnayé, comme lors de la présentation par Jacques-Louis David de son tableau Les Sabines en 1799. Cette pratique est reprise de manière stratégique au cours du xixe siècle par des artistes habiles à mêler manifestes artistiques et autopromotion, comme Gustave Courbet en 1855 avec son « pavillon du réalisme ».
Durant l’Ancien Régime, le Salon constitue le socle de la politique artistique de la monarchie mais aussi un instrument de contrôle pour l’ensemble des instances qui régissent le monde des arts (formation, exposition, commande). L’Académie au faîte de son rayonnement est néanmoins affaiblie par des conflits internes, nourris par la rigidité de son organisation hiérarchique. Pour contrer ce monopole de plus en plus critiqué par les artistes eux-mêmes, l’architecte Charles De Wailly crée en 1789 à Paris, la Société des Amis des Arts. Celle-ci se donne pour but de soutenir et promouvoir les artistes grâce à un système d’achats et de répartition entre les différents souscripteurs et à l’organisation d’une exposition. Ce modèle sera repris dans les années 1840, qui voient se créer sur tout le territoire national des sociétés des amis des arts, lesquelles se donnent pour mission de soutenir les artistes et de créer d’autres centres d’émulation artistique. En 1793, en pleine tourmente révolutionnaire, les Académies sont supprimées et l’organisation du Salon confiée à la Commune générale des arts. Dès 1791, le Salon est ouvert à tous les artistes (et non plus réservé aux académiciens) et les œuvres admises sans examen préalable. Le nombre d’exposants passe de 117 en 1789 à 339 en 1791, puis à 463 en 1793. Face à ce nombre croissant et à la désertion de certains grands maîtres, un jury d’admission est rétabli à partir de l’an VI. Plus largement ouvert aux artistes, le Salon se fait l’écho du monde artistique en mutation. L’émigration d’une partie des mécènes traditionnels et la fin de l’Académie ont pour conséquence une redéfinition du rôle et de la place de l’artiste. S’amorce une transformation de la clientèle, les amateurs du xviiie siècle laissant la place aux collectionneurs dont beaucoup appartiennent à la bourgeoisie. L’engouement alors croissant pour les arts se traduit par une fréquentation en hausse du Salon mais également par l’augmentation du nombre de publications sur les arts, qu’il s’agisse d’ouvrages ou d’articles publiés dans les périodiques. Au sortir de la Révolution, le Salon officiel est devenu une institution incontournable pour tout artiste désireux d’exposer ses œuvres et joue un rôle central dans sa reconnaissance sociale. La période révolutionnaire innove en créant la distribution de récompenses à l’issue du Salon, un usage qui reste en vigueur pendant tout siècle suivant, ainsi que l’attribution de prix d’encouragement. Même si son règlement ne cesse d’évoluer tout au long du xixe siècle (en particulier concernant sa régularité, les conditions de soumission des œuvres, la composition du jury, les jours d’ouverture, etc.), il s’impose à l’échelle nationale et internationale jusqu’en 1880, année où l’État en délègue l’organisation à la Société des artistes français. Au xixe siècle cependant, sous l’impulsion de différents acteurs du champ artistique (artistes, associations, marchands), les expositions se développent et se diversifient, depuis les expositions universelles jusqu’aux présentations monographiques dans les galeries privées.
Albert Dresdner, La Genèse de la critique d’art dans le contexte historique de la vie culturelle européenne, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2005 ; Thomas Crow, La Peinture et son public à Paris au xviiie siècle, (1re éd. 1985), Paris, Macula, 2000.
Gérard-Georges Lemaire, Le Salon de Diderot à Apollinaire. Esquisses en vue d’une histoire du Salon, Paris, Henri Veyrier, 1988 ; Christian Michel, « Le conflit entre les artistes et le public des salons dans la France de Louis XV », Bulletin de l’association des historiens modernistes des universités, 1993, no 18, p. 149-171.
Charlotte Guichard, Les Amateurs d’Art à Paris au xviiie siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008 ; Marie-Claire Rodriguez, « La rétrospective monographique. Émergence d’une forme d’exposition en France entre 1855 et 1885 », thèse de doctorat sous la direction de Pascal Griener et Sylvie Patry, Université de Neuchâtel, École du Louvre, 2020.
Philippe Bordes (dir.), Aux Armes et aux Arts ! Les arts de la Révolution, 1789-1799, Paris, Éditions Adam Biro, 1988 ; François Benoit, L’Art français sous la Révolution et l’Empire, Genève, Slatkine, 1975 ; Laurent Cazes, L'Europe des arts : la participation des peintres étrangers au Salon, Paris 1852-1900, thèse de doctorat sous la direction d’Éric Darragon, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2015.
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Les forges de Vulcain, François Boucher, musée du Louvre Département des Peintures INV 2707 bis, exposé au Salon de 1757
© 2008 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi